Infirmiers, cuisiniers, éducateurs… Ils quittent le Portugal pour la Suisse
Ses créanciers présentent le Portugal comme l'exemple dont la Grèce devrait s'inspirer. Mais à Castro Daire, ville du nord du pays, les habitants paient très cher ces bons résultats économiques.
Tiago patiente seul dans la brume matinale. Tous les jours, ce petit bonhomme brun aux
lunettes rouges attend le bus pour se rendre à l’école dans la ville de Castro Daire, à une bonne demiheure de son village, Cabril. Le matin, c’est sa grandmère qui prépare son cartable. Le soir, c’est encore elle qui le serre dans ses bras. Car les parents de ce gamin de 11
ans sont montés dans un autre bus. Pas le bus des écoliers, celui des migrants. Celui qui part tous les mardis pour la Suisse. Il y a
cinq ans, ils ont laissé leur petit Tiago et le chômage derrière eux pour aller travailler à l’étranger. Trois ans plus tard, c’était Maria qui quittait la mercerie de sa mère pour rejoindre le Luxembourg, son diplôme d’éducatrice sociale en poche. Le mois dernier, la mère d’un autre Tiago, un ado de 16 ans qui vit désormais seul dans sa maison aux volets fermés, a à son tour fait ses valises pour chercher en Suisse de quoi lui payer des études d’informatique.
Quand ce n’est pas la crise ellemême, c’est l’austérité qui les a poussés au départ. Pas un habitant de Castro Daire et des villages alentour qui ne connaisse un enfant, parent, ami qui n’ait pris la poudre d’escampette. Plutôt que d’échouer dans les grandes villes portugaises du littoral, qui n’ont plus rien à leur o rir, ils choisissent l’exil volontaire. Cette petite cité de 15000
âmes, nichée dans les montagnes du nord du pays, a perdu un tiers de sa population depuis que les « hommes en noir » de la troïka (UEFMIBCE) ont, en 2011, foulé le sol portugais.
Au bord de la faillite, Lisbonne s’était alors engagée à se soumettre à un régime minceur pour redresser ses comptes en échange d’un prêt de 78 milliards d’euros.
Après trois ans de coupes claires dans les e ectifs publics, les salaires des fonctionnaires, les retraites, trois ans de hausse des taxes et de privatisations, le pays est sorti du programme d’aide en 2014, en
roulant des mécaniques. Mais pour décrocher le titre de champion de l’austérité européenne, le Premier ministre de centre droit Pedro Passos Coelho n’a pas hésité à expatrier ses chômeurs. Il n’y a
plus de travail ici? Laissez votre « zone de confort » en allant chercher un emploi à l’étranger, atil
recommandé aux enseignants portugais en juillet 2012. Ce peuple habitué à émigrer n’y a pas
réfl échi à deux fois: entre 2011 et 2013, plus de 300000 des 10,5 millions de Portugais ont quitté le pays. Du jamaisvu depuis la déferlante de migrants des années 1960 qui fuyaient la dictature de Salazar, la guerre coloniale et, déjà,la pauvreté.
LA FILIÈRE SUISSE
A Castro Daire, une deuxième compagnie de bus est venue s’ajouter à celle qui assurait épisodiquement des liaisons avec l’étranger. Elle fait désormais rouler jusqu’à trois bus allerretour
par semaine rien que pour la Suisse. C’est la fi lière qui fait fureur à Castro Daire. Elle est même en passe de détrôner la destination française, jusqu’ici la terre d’asile préférée des Portugais. Infi rmiers, cuisiniers, éducateurs… La plupart montent dans l’autocar avec un contrat déjà signé en poche. Certains empruntent d’autres routes traditionnelles d’émigration, comme le Luxembourg et l’Allemagne.
Berlin: c’est là que Telmo envisage de « commencer une nouvelle vie », lui qui a fait des études d’agronomie mais se retrouve, à 28 ans, à cultiver un lopin de terre dans le village de son père. D’autres embarquent pour les anciennes colonies, Angola, Brésil, Mozambique. Derrière eux, pris au
piège de l’austérité, Castro Daire est en train de mourir. La moitié des étals du marché sont désertés, les commerces qui résistent tournent au ralenti entre les panneaux « à louer » et « à vendre ». En cinq ans, six écoles ont fermé. L’an dernier, c’est le tribunal qui a mis la clé sous la porte, tandis que le centre de santé réduisait son personnel. Prévue pour 2012, la rénovation de la route qui dessert les villages avoisinants, dont Cabril, le hameau du petit Tiago, a été reportée sine die. Dans les rues vides de la cité, on murmure, comme au chevet d’un malade, que le centre des impôts et la poste, privatisée
l’année dernière, pourraient bientôt disparaître. « Dans les petites villes de l’intérieur du pays, ce sont la mairie, les commerces, le bâtiment et les travaux publics qui étaient les plus gros pourvoyeurs d’emploi. Trois secteurs touchés par la crise, puis par l’austérité », souligne le géographe Jorge Malheiros.
L’INFLUENCE DE L’ÉGLISE
Mila Cardozo bondit hors de sa voiture de fonction, un panier de victuailles à la main, et grimpe au pas de course la ruelle qui monte jusqu’à la maison de Maria Rosa, 89 ans, pour lui apporter son déjeuner. Cette petite femme pressée fait partie des treize employés de Lar Nossa Senhora do Rosario, l’une des associations caritatives qui oeuvrent sur Castro Daire et ses villages. « Ces dernières années, expliquet-elle, à bout de souffle, en s’engouffrant dans sa voiture pour poursuivre sa tournée, on aide de plus en plus de monde. »
C’est précisément ce qui inquiète l’économiste José Caldas, membre de l’Observatoire des Crises, un programme de recherches universitaires lancé en 2012 pour ausculter les conséquences des politiques d’austérité. « Nous assistons à une transformation profonde du type de société dans lequel nous vivons, remarquet-il. Nous sommes en train de passer d’un système basé sur la solidarité publique à un système fondé sur l’assistance privée, d’une économie sociale à une économie caritative, majoritairement influencée par l’Eglise catholique, comme il y a cinquante ans. »
Paula fait le même constat. Educatrice spécialisée à Braga, une grande ville plus au nord, elle fait partie de ces fonctionnaires de l’assistance sociale mis au chômage forcé en novembre dernier pour cause de réduction budgétaire. « Le gouvernement a fait passer une loi qui transfère un certain nombre des compétences de l’assistance sociale aux organisations caritatives, explique-t-elle avec amertume. Coïncidence? La loi a été adoptée pile au moment où on nous renvoyait chez nous. » João espère ne pas être contraint à partir. Pour rester avec sa famille, dit-il. Couvert de poussière blanche, le tailleur de pierre a surgi dans un paysage désolé, de hangars fermés et de friches industrielles, comme s’il en était le dernier survivant. Trois entreprises de construction, la Padaria e Pastelaria (boulangerie et pâtisserie)… João énumère les hangars de Castro Daire, abandonnés ces deux dernières années. Pour lui aussi, « c’est bientôt la fin ». Il est passé de quatre employés à un. Les mauvaises herbes et les moutons du berger Fortunato reprennent déjà leurs droits sur la zone industrielle, placée en vain sous la garde de la Nossa Senhora da Ouvida, la statue d’une sainte plantée au faîte d’un monticule de terre. Les premiers hangars avaient été construits en 1997. C’était l’époque où il faisait bon revenir au pays. Brève respiration dans l’histoire, « entre 1993 et 2010, le bilan migratoire a été positif », observe le géographe Jorge Malheiros. Dimas, aujourd’hui 58 ans, a fui clandestinement en France en 1971, aux dernières heures de la dictature, a passé vingt ans en banlieue parisienne, à Garges-lès-Gonesse, et a fini par rentrer à Castro Daire en 1992. Il s’est fait construire une maison, il a ouvert un restaurant. Au début, il gagnait mieux sa vie qu’en France. Et puis, le rêve s’est effondré. Dès 2005, le secteur de la construction a ralenti, il y a eu la crise, et l’austérité. Avec une TVA à 23%, une facture d’énergie colossale depuis que l’électricité a été privatisée l’an dernier et la désertion des clients, il ne voit pas comment s’en sortir. Et pourtant, à l’entendre, « il était normal que l’Etat prenne des mesures pour redresser le pays, car les Portugais ont beaucoup abusé ».
UN COMBAT PERDU D’AVANCE ?
« C’est ce que pensent aussi mes parents, soupire Carla. S’il y a une dette, c’est de notre faute ; il faut donc payer. Ils ne se demandent pas si elle est légitime ou non. » La militante de 26 ans a rejoint l’association des Précaires inflexibles à Lisbonne pour lutter contre cette résignation collective. Un combat perdu d’avance ?
Dimas, réfugié en France en 1971, est revenu en 1992.
Tiago (à gauche), 11 ans, attend le bus pour aller à l’école. Il vit avec sa grand-mère
depuis que ses parents sont partis travailler à l’étranger il y a cinq ans
« Ces idées d’honnêteté, de responsabilité, de destin, ces relations entre faibles et puissants, ce sont des héritages du conservatisme de l’Eglise catholique et de l’autoritarisme de la dictature qui perdurent dans la société actuelle », analyse le sociologue Elísio Estanque. Quant aux jeunes, plutôt que de se mobiliser comme en Espagne ou en Grèce, « ils préfèrent chercher à l’étranger une solution individuelle », constate le chercheur. Carla est une exception£: elle est restée, elle a décidé de militer et a fi ni par trouver « un vrai boulot» dans une banque… française. « Mais mon frère est la règle: il est parti comme les autres, raconte-t-elle. Avec un diplôme de marketing, il a tenté sa chance en Suisse, puis au Brésil et enfi n en Belgique. » De quoi sera fait l’avenir si tous les jeunes partent£? « On est la première génération qui a massivement fait des études supérieures et on s’en va », déplore Carla. « Qui dit population plus âgée et moins éduquée dit grosse pression sur notre système de retraite et sur notre potentiel de rémission», s’inquiète Jorge Malheiros.
D’autant que la population diminue depuis 2010. La natalité aussi. Le Portugal, pays en voie d’extinction£? « Il se peut que nous
devenions une station touristique. La situation n’est pas aussi dramatique qu’en Grèce, mais ce n’est pas le meilleur des futurs pour élever nos enfants », se désole l’économiste José Caldas. Geste intéressé à l’approche des élections, grommellent les pessimistes, réelle prise de conscience, veulent croire les optimistes, cette année, le gouvernement a osé déplaire à Bruxelles£: il n’a pas prévu de nouvelles mesures d’austérité pour 2015 et vient de présenter un plan pour inciter les émigrés au retour. « Que feras-tu, Tiago,quand tu seras plus grand?» Notre question fait sourire le petit bonhomme brun. Ses yeux s’éclairent derrière ses lunettes rouges£: « J’étudierai au Portugal et j’iraiensuite travailler en Suisse. »
Mila, employée d’une association caritative, apporte chaque jour son déjeuner à Maria Rosa, 89 ans.